Et après ils te poussent à la faute. Histoire d’un cadre sous-pression (S/A, n°2)

lundi 1er décembre 2008
par  Ferrucio Riccardi et Laurent Willemez
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On évoque beaucoup, depuis quelques années, le harcèlement moral et plus largement les formes de psychopathologie liées au travail, dont les cadres seraient les principales victimes : des travaux de sociologie ou de sciences du travail, mais aussi des films et de très nombreux articles de presse ont popularisé cette souffrance psychique liée à la pression vécue par de nombreux cadres dans leur activité professionnelle. Au-delà de la description concrète d’un exemple de harcèlement, l’intérêt de l’entretien qui suit est de montrer que ces formes de souffrance au travail ne constituent pas seulement des cas exceptionnels, mais qu’elles sont structurellement liées à une position particulière dans le monde de l’encadrement dans un milieu professionnel spécifique. Si c’est ici celui du divertissement et du monde de la diffusion culturelle de masse dont il est question, on pourra tenter de transporter ces analyses dans d’autres espaces professionnels.

Parce que ce champ est gouverné par une éthique de la vocation et de la passion, il est le lieu d’un engagement total de la part de salariés, qui n’ont finalement pas l’impression de travailler mais de suivre une voie susceptible de les mener vers le succès artistique. Dès lors, ils ne comptent plus leurs heures de travail, même si ni leurs salaires ni le concret de leur activité ne correspondent à leurs aspirations. Ce n’est que quand apparaît un dérèglement, qu’il s’agisse d’une baisse de l’activité entraînant des licenciements ou du comportement pathologique d’un responsable hiérarchique, que l’envers du décor est susceptible de se dévoiler dans toute sa crudité : celle d’un monde du travail fondé sur l’exploitation sans vergogne des plus faibles et sur l’utilisation de toutes les « ficelles » du métier de gestionnaire des ressources humaines : recours au personnel précaire (en particulier des stagiaires), extorsion de démissions ou invention de fautes afin d’éviter des licenciements coûteux, ou encore pressions multiples pour améliorer la productivité des salariés.

Plus intéressant encore, l’inefficacité des protections et l’impuissance des agents chargés de les assurer face à ces pratiques managériales. Certes, le médecin du travail est un salarié de l’entreprise, ce qui rend singulièrement difficile la mise en oeuvre de l’esprit d’indépendance par ailleurs souvent revendiqué. De même, on connaît, dans nombre d’entreprises, les pressions que vivent les représentants syndicaux, qui sont parfois devenus des agents chargés de la signature des plans sociaux et autres accords d’entreprise dérogatoires. Mais l’entretien rappelle aussi opportunément la faiblesse insigne de la protection juridique en cas de licenciement : la procédure n’est rien d’autre qu’un ensemble d’étapes purement fictives (« quand tu reçois ta lettre d’avertissement, tu es mort ! ») et il est mieux pour le salarié d’éviter le passage par les prud’hommes, qui semble coûter beaucoup plus qu’il ne rapporte. À l’heure où les représentants des employeurs et les plus hautes autorités de l’État revendiquent un allègement de l’encadrement juridique du licenciement parce qu’il causerait des dommages à la « sécurité juridique » des entreprises, cet entretien propose un son de cloche fort différent, en montrant bien au contraire que le droit du travail remplit souvent très mal son rôle de défense des salariés les plus faibles. Et même si la faiblesse de Paolo n’est que relative parce qu’il est à l’abri de la précarité, on se rappellera que, pour reprendre les expressions proposées par P. Bourdieu dans La misère du monde, certaines « misères de position » ne sont pas moins difficiles à vivre que des « misères de situation. »

Concrètement, tu faisais quoi... ?

Grosso modo, ma formation est liée à l’audiovisuel et à la science politique. C’est-à-dire que j’ai étudié la science politique en Italie, et en même temps j’ai fait un cours du soir pendant quatre ans pour devenir producteur de cinéma. Donc j’ai toujours fait après de la radio, j’ai joué des rôles dans des téléfilms et des films... très liés à l’audiovisuel. Pour dire comment je suis arrivé en France, j’ai fait le programme Erasmus à Grenoble, à l’IEP, où j’ai rencontré un très bon copain, qui ensuite est devenu journaliste à T. Tout ça à la fin des années 1990. Moi, j’avais terminé mes études de science politique en Italie, j’avais commencé à collaborer avec MTV, la chaîne musicale en Italie, où j’étais journaliste. Et cette personne, qui est maintenant journaliste à F., elle m’a appelé parce qu’ils cherchaient une personne... Il fallait quelqu’un très branché football, très branché ciné, media, internet, Milan... Il m’a appelé, j’ai fait l’entretien. On m’a embauché tout de suite, et j’ai commencé en 2000. Comme cadre. J’étais chef de projet, et surtout dans le secteur Internet... Je suis arrivé à Paris complètement paumé car ils me demandaient des choses très bizarres... J’étais dans la filiale internet de T. Et là, tout le monde... internet, internet... on investissait beaucoup, on savait pas où on allait... Et on m’a embauché pour des choses très bizarres : on ne savait pas s’il y avait des contrats... Très floues, très difficiles à gérer... Parce que tu arrives et tu n’as pas vraiment un rôle, tu arrives dans un contexte que tu ne connais pas, tu es seul, etc... Mais là, c’était internet, c’était le début d’internet, c’était le début d’un nouveau media. C’était une chose unique. Unique. On m’a embauché pour traiter des contenus, surtout football... en sachant que moi je voulais dès le début travailler dans le cinéma, et la responsable m’avait dit : on t’embauche pour ça, mais après, très vite, j’ai travaillé dans le cinéma. Donc j’avais une petite équipe, on faisait de la traduction, on gérait des contenus, tout ça... C’était très, très flou... mais ça c’est Internet. Et puis ça s’est cassé la gueule. C’est-à-dire qu’Internet allait très très mal, et l’entreprise a commencé à virer les gens, premier plan social. Et moi comme cadre, il y a eu un Directeur des relations humaines qui m’a dit : « regarde s’il y a dans la boite quelque chose en mobilité interne, parce que là, tu vas sauter ». Et pour moi, ça a vraiment été un bonheur, théoriquement. Parce que j’ai pu bouger où je voulais. Il y avait IT, qui était la filiale cinéma de T, où j’ai voulu aller. J’ai rencontré la Direction des relations humaines (DRH), mobilité interne tout ça. Et il y avait deux possibilités : soit aller à la vidéo, pour le marketing des DVD, ou chef de produit marketing... soit quelque chose de plus pointu, chef de produit cinéma, donc s’occuper des marchés du cinéma, des ventes à l’international. C’est très pointu, parce qu’on parle de vente, business to business, avec des grands acheteurs, les distributeurs, avec des films qui sont en distribution. Donc tu fais les marchés. Avant d’y aller, j’avais deux possibilités, la vidéo et le cinéma. Des amis à l’intérieur m’ont dit : ne vas pas au cinéma, parce qu’il y a une personne qui est un fou, qui emmène à l’hôpital tous les gens, il va te tuer. Va plutôt aux DVD. Moi, j’ai voulu aller au cinéma, et je suis allé au cinéma [...] Donc je suis allé travailler avec cette personne ; ça s’est passé assez bien pendant quelques mois.

Et c’était ton supérieur hiérarchique ? C’était le chef de tout le service marketing cinéma ?

Il était responsable marketing. Le directeur marketing était quelqu’un de puissant, qui était au-dessus. Moi, je dis que cette personne a envoyé à l’hôpital beaucoup de personnes, et c’est vrai. Dans ma vie, je ne sais pas si je reverrai beaucoup de personnes comme ça. C’est très difficile à expliquer. Ce qui est très, très fort dans cette histoire, c’est qu’il y a une logique de multinationale qui est très, très... qui protège maintenant une personne comme celle-là quand il a derrière lui un dossier contre lui d’une équipe de cinq personnes qui sont tous en arrêt maladie.

Vous étiez combien, à travailler avec lui ?

On était cinq.

Et il y a eu un moment où les cinq personnes étaient en arrêt maladie ?

Il y a eu un moment... Lui était très protégé par son directeur. Il y a de l’argent derrière, hein, des millions d’euros. Il y a un moment où son assistante... surtout le boulot d’assistante, c’est un boulot de fou. Et lui, il a fait aller à l’hôpital quatre ou cinq assistantes. Avec des dépressions, des ulcères... Il était toujours là. Il y a eu le médecin du travail, les syndicats... Toujours là... des audits, et tout. J’arriverai jamais à vous dire la leçon que j’ai tirée de ça... La leçon, c’est que... la protection du travail, ça n’existe pas. Ça n’existe pas. C’est purement théorique. À un moment, il y a eu un plan social, tout ça... Il y a eu un moment où une énième assistante est partie en arrête maladie, remplacée par une intérimaire, qui est partie elle aussi en arrêt maladie. On était deux chefs de produit, l’autre nana est partie en arrêt maladie. Et une autre personne, qui était graphiste, on devait travailler avec lui... Aussi en arrêt maladie. À un certain moment, moi je reste seul avec lui, avec tout le travail de quatre personnes. Je résiste, je résiste... Je tiens plus. Je tiens plus ! Bon, vous me connaissez pas trop, mais... J’ai fait une seule absence en cinq ans, je connais personne, personne qui a été absent un jour seulement en cinq ans... Moi, je suis un fou du travail. Mais il y a un moment où je tiens plus. Je me mets en arrêt maladie aussi, et il reste seul. Il prend des intérimaires, des stagiaires etc... Voilà. Impossible de le virer. Impossible. Je vais voir la DRH, en sachant que dans ma tête naïve, un DRH, c’est un directeur des ressources humaines, elle doit s’occuper des ressources humaines. Et normalement, un DRH, s’il voit que tous les cadres sont en arrêt maladie, il fait quelque chose. Mais non.

Parce qu’il est protégé... et même le médecin du travail

Tout le monde était d’accord que c’était un fou, qui... Et en plus c’était pas nouveau. Rien à faire. Impossible. Et quand tu es comme ça, tu comprends que c’est fini pour toi. Parce que dans mon cas, il a monté un dossier contre moi. Lettre d’avertissement. Et il ne l’a fait qu’avec toi ?

En fait, l’assistante, après l’arrêt maladie, elle a démissionné. Deux ont démissionné, une est partie avec un plan social. Une autre s’est mise d’accord avec lui et est partie... Moi, je suis resté. J’ai eu une lettre d’avertissement, à laquelle j’ai dû répondre. Le cas concret, c’est qu’après cinq ans d’activité, ils se sont rendu compte que je faisais des fautes d’orthographe...

Parce qu’ils voulaient te virer ? Et tu l’as supporté ?

Ah non, c’est impossible. Sinon, c’est l’hôpital. C’était du harcèlement total. Et moi, quand j’entends harcèlement moral, tout ça... ça me fait rigoler. Je ne sais pas si tu peux comprendre... C’est vraiment du harcèlement tous les jours, des menaces, te pousser à la faute tout le temps, tout le temps, tout le temps. Et en plus, un mec qui est connu par tout le monde... Moi, je suis allé voir les syndicats de T, les syndicats ne font rien... Une impuissance ! Et ma seule aide, c’est un ami qui était dans un autre service... parce que les syndicats, ils ont rien fait ; moi, j’y croyais, mais ils ont rien fait. C’était une situation que... je sais pas... Tu sais pas quoi faire, tu ne sais pas vraiment quoi faire...

Moi, il y a quelque chose que je ne comprends pas : si tu résistes, pourquoi te pousser à la faute ? Pour quoi faire ?

Le fait, c’est que T avait déjà fait un plan social ; donc ils voulaient faire des économies, donc ils voulaient virer des gens, donc ils ont viré sans plan social. Et ce qui s’est passé, c’est que... déjà, c’est que T, qui veut se donner une image un peu cool, mieux que S, et en fait c’est pire. Et surtout, moi je déteste T pour ça : c’est super hypocrite. Moi, je sais très bien que T, c’est une société cotée en bourse. Je sais très bien ce qui se passe, et j’aurais apprécié qu’on m’appelle et qu’on me dise : Paolo, tu coûtes ça et ça. On veut faire des économies, on n’est pas des philanthropes, on est cotés en bourse, on veut te virer, tire-toi. Voilà, c’est la loi du marché. Et je l’aurais compris. Et ça, je trouve ça normal. Dans la logique de la multinationale. Ce que je trouve pas normal, c’est envoyer des personnes à l’hôpital pour les virer. Et après, faire les gens cools, on est de gauche, tout ça... C’est ça qui est le plus grave. Et surtout, ce qui s’est passé m’a enseigné une chose : quand tu bosses – cadre ou pas cadre – cadre, c’est très fort, parce que je bossais comme un malade, j’avais pas d’horaire, je finissais à minuit. Parce que t’es responsable, donc tu peux pas te barrer à cinq heures. Non. Donc tu te barres à minuit. Ce qu’on nous raconte, la France, l’égalité, la culture du social... non. Pire que les États-Unis. C’est pire. Parce qu’aux États-Unis, ils sont pas hypocrites, ils disent : Paolo, j’aime pas ta coupe de cheveux, tu prends tes affaires, tu t’en vas demain. Ici, c’est pire, parce qu’ils le font quand même... Et tu dois te barrer. On m’a chassé de cette boite. Parce que quand tu prends une lettre d’avertissement, une lettre bidon... Et c’était quoi cette lettre ?

C’était pour des fautes d’orthographe... Après cinq ans de travail, c’est bizarre non ? Et après, ils te poussent à la faute. Le mec, il te dit de rester jusqu’à minuit, il te dit de faire des choses, tu les fais... et c’est pour te pousser à la faute, il te fait faire des choses qu’il ne faut pas faire pour te faire faire une faute ! C’est des trucs abominables. Par exemple, il te fait envoyer un fax à quelqu’un, et il ne fallait pas le faire, Après, tu entres dans des trucs... tu demandes que tout soit par écrit, par e-mail, tu fais plus rien ; tu as la trouille... tu te dis : tu travailles pour quoi ? Tu travailles pour une équipe, ou tu travailles pour te protéger ? Bon, tu reçois une lettre d’avertissement, tu dois répondre. Mais c’est terminé pour toi, tu as perdu. Tu es dehors. C’est terminé. Donc tu réponds, tu vas voir un avocat pour répondre comme il faut. Mais c’est terminé. Tu est dehors dans 3 mois, 6 mois, un an, mais tu es dehors... Et si tu ne réponds pas, tu es dehors encore plus vite. Parce qu’ils t’en envoient une autre, et la troisième, tu es dehors.

Donc, je vous explique une chose pour la couleur sympa : il y a un film tiré d’un très beau livre d’un auteur italien, GP... Le livre est de 68, les droits d’adaptation ont été achetés. Ils font ce film-là coproduit par IT et je reçois le scénario, je le publie, je suis seul dans l’équipe désormais, je dois tout faire... nous on sortait à Cannes une sorte de fascicule très élégant avec tous les films, une sorte de catalogue fait comme un magazine de cinéma. Et donc mon chef me harcèle pendant toute une journée : je dois absolument joindre l’auteur pour l’interviewer, pour mettre son interview, avec des photos, sur la brochure, pour le pré-vendre à Cannes. J’appelle mon chef 3000 fois – il était en déplacement – pour lui dire que je ne peux pas joindre le romancier, il ne répond jamais, ou il me menace par téléphone : non tu ne fais pas... il m’accroche tout le temps, il crie, ou il ne répond pas... Il rentre de déplacement, il me prend par la manche, il m’amène devant la DRH : « Paolo fait des fautes d’orthographe, et ça fait deux jours que je lui dis d’aller interviewer GP... » Alors moi, la DRH, je l’avais déjà rencontrée, et elle savait que tout le monde était en maladie... Je dis : « ça fait deux jours que j’essaie de te parler, que je te dis que c’est pas possible de faire cette interview, tu me raccroches au nez, tu me réponds pas... Tu sais une chose : GP est mort, il y a longtemps, et je n’arrive pas à te le dire. Je suis désolé de le dire devant la DRH parce que c’est pas un truc flatteur pour ça. » C’est l’anecdote qui fait rire, mais c’est vraiment un truc... Même quand tu as raison, tu es viré. Mais ça sert à rien de dire quoi que ce soit, parce que la DRH est d’accord avec tout le monde. C’est ça qui est pire.

Après, quand tu es comme ça, soit tu es super fort, mais c’était pas mon cas, parce que j’étais déjà pas bien au niveau physique, et seul. Tu peux pas continuer à aller travailler comme ça, parce que tu bosses comme un malade dix heures par jour, et tu sais que chaque seconde, tu peux pas bosser. Après, tu comprends que tu dois... tu vas faire des conneries parce qu’ils t’en font faire et tu vas être viré. Et moi, je voulais pas faire de fautes. Soit tu résistes et tu vas vraiment à l’hôpital, tu vas faire des fautes et ils vont avoir raison. Soit tu traites avec la DRH, par ton avocat. Qu’est-ce qui se passe ? Si tu vas aux prud’hommes, tu gagnes. Mais tu gagnes quoi ? Moi, j’avais quatre ans d’ancienneté ; tu gagnes ce qui est légal : tes congés payés et un mois pour chaque année de travail. Donc au niveau légal, tu gagnes ça. Mais ça dure combien ? Ça dure un an et demi. Tu vas voir ton avocat, tout ça. Tu dois aller souvent aux prud’hommes ; c’est dur, c’est humiliant, c’est le bordel... Pour quoi ? Pour 10 000 euros ? Alors une multinationale, c’est des millions d’euros. Ils disent : Paolo, on te file 10 000 euros, et tu t’en vas demain ; ou tu traînes deux ans à te faire humilier, tu n’as jamais fini, et tout ça. Pour le principe, il faudrait le faire. Mais après, tu n’es plus libre dans la tête de chercher du boulot, tu es aux prud’hommes. Et le milieu du cinéma est tout petit.

Et le fait d’aller aux prud’hommes peut nuire à ta carrière ?

Oui. Carrément. C’est clair, ça nuit. Si tu es dans le milieu du cinéma et que tu veux ouvrir un restaurant, pas de problème ! Mais sinon, ça nuit à 100 %. Parce que le milieu du cinéma, c’est dix personnes. Il n’y a là rien de secret. Personne ne te donnera un travail derrière. Il y a très peu de travail, ils embauchent que des stagiaires, super-pistonnés. Tu sors de T, si tu arrives à faire un entretien à A, la personne passe un coup de fil, c’est terminé. Après quand je faisais des entretiens, ils regardaient mon CV et ils me disaient : « Vous avez réussi à travailler cinq ans avec ce type ? » C’est un mec qui ne peut plus aller nulle part.

Tu dis que c’est très individuel, sauf que ce que tu dis sur le droit français apparemment protecteur et qui ne l’est pas du tout... ça n’a rien de singulier. En fait, il y en a beaucoup, des gens harcelés comme toi.

C’est vrai. La leçon que tu peux en tirer au niveau global, et pas personnel, c’est que vraiment il n’y a pas de protection sociale. Si on veut te virer demain, c’est vraiment facile. Parce qu’on peut, avec beaucoup de charge de travail, on peut te mettre en difficulté ; c’est des dossiers très chauds, tu dois gérer beaucoup de choses importantes, personne n’est parfait, tu peux faire des fautes ; si tu n’es pas protégé, tu fais deux ou trois fautes, et on t’envoie une lettre d’avertissement. C’est super facile. Une fois que tu l’as, tu es dehors. Franchement, c’est facile. Et même s’ils te poussent pas à la faute, la faute tu la fais. Surtout si tu bosses comme un malade : tu fais la faute, terminé. Et en tout cas, vraiment, c’est mieux de traiter avec les deux avocats. Et un avocat, ça coûte très cher : 3 000 euros ! Pour quatre ou cinq lettres, et donc en fait, j’ai touché très, très peu. Mais au moins je suis sorti tout de suite. Et quand tu sors tout de suite, tu es libre, et après tu peux aller vivre en Australie tranquille et pas aller toutes les trois semaines aux prud’hommes. C’est aussi que quand tu arrives là... moi, j’ai souffert déjà un an. Mais quand tu parles des difficultés... c’est inimaginable de travailler pour quatre personnes. Ça fait un temps de travail hallucinant...

Je travaillais de 9 heures 30 à 21 heures 30. Bon alors moi, je dis tout le temps : je vois beaucoup de collègues qui ont beaucoup de moments où ils peuvent regarder leur hotmail. Je vous jure que je n’avais pas une seconde pour regarder mon mail. Je pouvais aller faire pipi, mais je pouvais y aller 2 fois, pas trois. Bon, j’exagère. Mais tu te rends compte que c’est incroyable. C’est pas croyable. Une autre histoire : il y a quelqu’un d’autre qui a été viré à cause de lui, qui fait une lettre de départ à tout le monde, une lettre un peu faux-cul. Et de temps en temps, dans ces lettres qu’il a envoyées à tout le monde, il a mis une lettre en italique. Et si tu prends toutes ces lettres en italique, c’est comme un code, il y a des menaces claires et nettes à ce mec-là. Donc il y a des gens qui ont souffert. Mais au niveau global, il y a des protections qui font que malgré la médecine du travail, malgré tout ça, c’est possible de protéger une personne. C’est évident que des politiciens ont fait des choses, en France ou en Italie, mais ils restent là. Il y a eu la médecine du travail, les audits, tout ça, mais rien. Ça sert à rien. Les syndicats, ça sert à rien. Et moi, j’y croyais aux syndicats. Mais rien. Mais comment ça ? Ils ont fait quoi ?

Ils sont venus avec moi à la DRH, tout ça. Et puis rien, ça m’a pas protégé. Ils sont venus quelques fois avec moi. Mais tu es seul. Très seul.

Et au niveau des relations avec les collègues ? Est-ce que ça crée de la concurrence ?

Zéro. Moi, j’ai cherché de la solidarité, mais rien C’était ça le plus incroyable. Tu imagines, si tu es à l’école, et que tu as un prof super méchant, les élèves cherchent à s’organiser. Et moi, j’ai cherché à voir mes collègues qui étaient en maladie. On s’est retrouvés dans un café : et rien, chacun faisait son truc dans son coin, et moi j’ai essayé de proposer des choses en commun, mais rien.

Pourquoi ? Ils ont peur ?

Tout le monde a peur. Et tout le monde essaie de tirer le plus d’argent possible, donc il vaut mieux faire les trucs en secret, négocier en cachette à la DRH, plutôt que de faire quelque chose en collectif. Moi, j’ai cherché naïvement à faire ça, mais ça n’a pas marché. Et je crois que c’est ça qui m’a fait le plus mal. Ce qui est vraiment incroyable, c’est que c’est évident que tu as raison, mais tu peux rien faire. Et si c’était la première année ! Mais le mec, ça faisait quatre ans qu’il le faisait. Mais la DRH était d’accord avec lui, parce qu’il fallait écrémer. Oui, même si les méthodes sont pas top, l’essentiel pour elle, c’est le résultat. Le résultat, c’est : on va économiser 50 000 euros, et voilà. Mais en plus, c’est vrai qu’il y a des cadres qui sont plus protégés que d’autres. C’est clair qu’on se jette sur le plus faible. Paolo, c’est quelqu’un de célibataire, d’étranger, qui est le dernier arrivé avec pas trop d’ancienneté. C’est le plus faible qui est attaqué. Il a beaucoup moins de ressources à tout niveau.

Et pourquoi tu n’as pas lâché ? Par fierté ?

Oui, par fierté. Et à un moment, naïvement, j’ai cru qu’avec tout le monde en maladie, le mec allait sauter. Mais il est toujours là. C’était une évidence pour moi. Et je suis allé voir la DRH – je crois que c’est le truc le plus naïf que j’ai fait de ma vie, je crois – je suis allé voir la DRH, je lui ai dit : « Vous êtes en ressources humaines, toutes ces personnes sont en maladie, je suis le dernier, je tiens plus. Aidez-moi ». Vous vous rendez compte comme j’ai été naïf quand je lui ai dit : « aidez-moi »...

Et après on met du temps pour s’en remettre ?

Je l’ai encore dans la tête. Après, je suis quelqu’un qui a beaucoup investi sur le cinéma. Donc pour moi c’était pas un boulot comme un autre. C’était un projet de vie, donc ça m’a vraiment déchiré totalement. Après, si tu fais un boulot comme un autre et que tu es froid et distant des choses... Après, c’est vrai que ça peut aussi aider beaucoup d’avoir une famille, des gens qui comptent sur toi, c’est très très dur d’être seul et à l’étranger.

Et le fait qu’on soit dans le cinéma...

C’est très, très violent. Parce que tu investis beaucoup. J’investissais beaucoup au niveau tête, au niveau temps : on avait trois marchés à préparer sur l’année, et là, on bossait tous les samedis-dimanches. Tous les soirs. Mais beaucoup, comme des tarés. Mais je le referai. Parce que c’est ma passion. Je le referai. C’est une tellement belle chose de travailler dans le cinéma. Donc je le referai, sans m’épargner. Et du coup, tu as retrouvé du travail...

Non, je n’ai plus retrouvé un vrai travail. Là, je travaille dans la musique, avec un statut d’employé, avec un salaire qui est la moitié de ce que j’avais. Impossible. Dans les milieux du cinéma, comme cadre... c’est pas un hasard si toutes les entreprises virent dans le monde du cinéma. Ils ont énormément écrémé. Moi, j’ai plus l’espoir de trouver un travail... La musique c’est pareil... Mais c’est mieux que d’être employé que cadre ! Et pourquoi ?

Parce que le travail que je fais maintenant, c’est le même que celui que je faisais avant. Mais au moins tu sais que... si tu veux sortir à 18 heures, tu sors à 18 heures. Quand tu es cadre, tu as des projets, il faut les faire. En fait c’est surtout l’entertainment. Parce que j’ai un ami qui est à Peugeot, il se casse à 17 heures. C’est la grande industrie... c’est un autre esprit d’entreprise. C’est autre chose. L’entertainment, c’est que tu as des marchés... moi, je bossais avec Los Angeles, donc c’est neuf heures de décalage. Ils commencent à t’envoyer des e-mails à 19 heures. Et donc à minuit je suis encore à Issy-les-Moulineaux. C’est quelque chose de différent. Et quand tu es cadre, tu dois assurer que tous les dossiers pour Cannes passent. Donc quand tu as les produits... Donc les mois d’avril et mai, c’était presque tous les soirs rentrer avec le taxi, payé par l’entreprise, mais à une heure du matin. Mais tu fais ça parce que tu es cadre, et tu es content de faire ça. Et dans la musique, l’événementiel, c’est des trucs de dingues : il faut être là. Cannes ouvre dimanche, le samedi, tu bosses vingt-quatre heures, si tu n’as pas terminé les choses. Donc quand je dis : c’est mieux d’être employé, c’est qu’en fait je me sens plus libre de dire : maintenant, je prends mon temps. Après, j’aime mon boulot, mais voilà.

Mais tu allais sur les marchés, non ? À Cannes, tout ça...

Mais faire quoi à Cannes ? Je suis allé trois fois, et la quatrième fois c’était soit moi soit ma collègue, je l’ai laissée partir. Cannes, ça veut dire se lever à 6 heures, se coucher à 3 heures du matin pendant quinze jours. La première fois, c’est top ; la deuxième fois, tu n’as plus envie d’y aller. Tu es tout le temps sur les marchés, avec un fou qui te harcèle et qui t’insulte toute la journée ; le soir tu as des dîners, des fêtes. Mais pas des fêtes... les fêtes, c’est toi qui les organises. Tu dois accueillir tous les clients. Tu bosses... vingt heures par jour. Alors si tu es payé beaucoup, beaucoup, tu vas tenir. Mais comme ça... À 2 000 euros par mois, ça tient pas. Tu bosses comme un mec qui galère à Wall Street et qui gagne 7 000 ou 8 000 euros quand ça va pas bien. Et en plus là, tu as un boulot sans carrière, parce que... aussi, c’était lui après nous, et donc il n’y avait pas d’évolution possible. Franchement, j’étais très attaché au fait que je suis entré à T, j’adorais le cinéma, j’ai fait des courts-métrages... Quand j’ai vu que c’était impossible, et que je suis allé voir la DRH pour lui dire : « Aidez-moi », c’était aussi une mobilité interne. Mais ils voulaient me virer, donc...

Propos recueillis par Ferruccio Ricciardi et Laurent Willemez


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