Intervention de Nathalie Ethuin dans l’atelier « Les évolutions du militantisme »
popularité : 46%
Intervention faite par Nathalie Ethuin [1] à l’université d’été du PCF le 27 août 2010
Dans la lignée du séminaire d’Espace Marx, intitulé « Mouvement social, résistances, engagement, transformation sociale, politique : quoi de neuf ? » [2] et animé par Louis Weber, mon objectif aujourd’hui est de lancer quelques pistes de discussion à partir de débats qui se sont développés en sciences sociales sur la question des évolutions du militantisme et de l’engagement politique. Je n’apporterai pas de réponse univoque et générale sur les évolutions du militantisme, loin s’en faut !! Il s’agit davantage de démontrer qu’on ne peut pas établir facilement les évolutions dans les formes de militantisme et dans le profil des militants tant ceux-ci sont divers et mêlent des éléments de continuité et de transformation par rapport aux années 1960-1970, âge d’or du militantisme de transformation sociale.
Pour commencer, si on se pose cette question des évolutions du militantisme, c’est que le constat est aujourd’hui indéniable d’un déclin, voire d’une crise, non pas de l’engagement en général, mais du militantisme des organisations qui ont structuré ce qu’il est convenu d’appeler « le mouvement ouvrier » depuis la fin du XIXème siècle Parmi les nombreux symptômes de cette crise, bien connus et donc les facteurs économiques, sociaux et politiques sont enchevêtrés, on peut citer bien sûr les vagues d’hémorragie militante qui ont touché toutes les organisations syndicales et partisanes traditionnelles du mouvement ouvrier, notamment la CGT et le PCF, mais aussi le PS, la CFDT, les associations de parents d’élèves, les associations de locataires depuis la fin des années 1970 et surtout depuis le milieu des années 1980.
On assiste également depuis les années 1980 à une montée de l’abstention qui touche en priorité les partis de gauche puisque l’abstention est beaucoup plus forte que la moyenne dans les catégories populaires Cela se solde par un très fort rétrécissement des bases électorales des partis politiques, phénomène redoublé par l’émiettement de l’offre politique, avec la multiplication des partis et des candidatures. Cette désaffection des urnes touche aussi les élections professionnelles : par exemple, plus de 65 % des salariés ne votent pas aux élections prud’homales.
On pourrait multiplier ainsi les exemples, il est indéniable que depuis les années 1980, on assiste à un déclin de l’engagement partisan et syndical Parallèlement, de nombreux travaux montrent un regain de l’engagement associatif, y compris dans des secteurs relevant de l’espace public ou politique au sens large : associations caritatives, associations humanitaires, associations de riverains pour protester contre des projets d’aménagement, associations écologiques, de défense de diverses causes etc.
Ce type d’engagement associatif, plus ou moins distant, voire critique par rapport aux partis ou aux syndicats, n’est évidemment pas nouveau mais il a eu tendance à se développer à partir des années 1970. En sciences sociales, l’expression « nouveaux mouvements sociaux » s’est alors répandue.
Certains sociologues ont pronostiqué l’avènement d’une nouvelle ère de la contestation, caractérisée selon le sociologue américain Ronald Inglehart par la promotion de valeurs post-matérialistes. On serait passé de revendications matérialistes concernant les salaires, les conditions matérielles d’existence à des revendications plus qualitatives, post-matérialistes portant davantage sur la qualité de vie, les identités, la sexualité etc.
À l’appui de cette thèse, les sociologues qui l’ont popularisé citaient le développement des mobilisations féministes, environnementales ou régionalistes dans les années qui ont suivi mai 68. En France, c’est Alain Touraine [3] qui a le plus développé et vulgarisé cette thèse selon laquelle aux organisations traditionnelles du mouvement ouvrier - partis communiste et socialiste et syndicats de salariés - qui constituaient les acteurs centraux du conflit social se substituerait un nouveau mouvement social central, porteur de nouvelles causes et de nouvelles formes d’organisation, moins centralisées et inspirées des thèses autogestionnaires. Les militants de ces mouvements se recruteraient essentiellement dans les classes moyennes, censées devenir le groupe social majoritaire et central.
Cette approche des mouvements sociaux a été sévèrement critiquée, notamment parce qu’elle a contribué à laisser dans l’ombre, à invisibiliser tout ce qui relève des luttes sociales, des luttes du monde du travail qui sont portant loin d’avoir disparu dans les années 70 et 80. Ce type d’analyses a aussi contribué à ringardiser les luttes sociales dites matérialistes en les renvoyant du côté du dépassé et du révolu alors que les nouveaux mouvements sociaux incarneraient la modernité. [4] Surtout les tenants de cette thèse d’un nouveau mouvement social central, en lieu et place du mouvement ouvrier, ont vu leurs analyses infirmées par les faits et la réalité. Les luttes « matérialistes » n’ont pas du tout été supplantées par des revendications dites « post-matérialistes », bien au contraire. Le regain de conflictualité sociale à partir des années 1990, qui s’est notamment traduit par le mouvement de 1995, atteste que les conflits sociaux ayant pour objet des enjeux salariaux, d’emploi ou de protection sociale sont encore ceux qui mobilisent le plus. Qui plus est, les organisations syndicales en restent des acteurs incontournables Même dans le milieu associatif, les causes défendues ne sont pas avant tout post matérialistes loin s’en faut : on a vu par exemple se développer à partir des années 1990 ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui « les mouvements des sans », les sans logis, les sans emploi, les sans papiers dont les revendications touchent au premier chef les conditions matérielles d’existence [5] !
Le développement de « la nébuleuse altermondialiste » [6] atteste aussi la centralité de la question des conditions de production et du partage des richesses.
On peut donc dire que la prophétie de certains sociologues des années 1970 et 1980, davantage occupés à diagnostiquer l’avenir qu’à étudier dans le détail les pratiques militantes, ne s’est donc pas réalisée et que nous ne sommes pas entrés dans l’ère du post-matérialisme ! Néanmoins on ne peut occulter la crise des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier et on ne peut nier qu’il y a des mutations dans le militantisme et dans les organisations militantes.
Le regain de conflictualité sociale à partir des années 1990 ne s’est pas traduit par des adhésions massives dans les organisations syndicales ou dans les partis de gauche, tout au plus le déclin semble enrayé, si on en croit les effectifs d’adhérents revendiqués. En revanche, ce qui a été beaucoup souligné, médiatisé et énormément étudié en sciences sociales ces quinze dernières années, ce sont les organisations associatives qui promeuvent des causes de plus en plus visibles, comme le droit des malades du sida avec Act up, ou je l’ai déjà mentionné, les mouvements des sans, comme l’association DAL, les associations de soutien aux sans papiers, les associations de chômeurs, ou encore les associations d’aide aux étrangers ou les associations humanitaires etc.
S’est alors répandue à partir de la fin des années 1990 une autre thèse générale sur les évolutions du militantisme, ne portant plus tant sur la nature des causes défendues que sur les formes d’organisation des groupements militants. Pour le dire vite, on serait passé d’un mode de fonctionnement pyramidal et centralisé dans les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier à un fonctionnement en réseaux, plus horizontal et décentralisé dans les organisations associatives Cette thèse simplifiée ici à l’extrême et sur laquelle on va s’arrêter plus longuement, a été notamment développée par un sociologue, Jacques Ion d’abord en 1997 avec la publication de l’ouvrage La fin des militants ? , aux Éditions de l’Atelier. Il a ensuite remis l’ouvrage sur le métier en 2005 en publiant avec Spyros Franguiadakis et Pascal Viot un livre synthèse intitulé Militer aujourd’hui, aux Éditions Autrement.
Jacques Ion défend la thèse de l’avènement, ou en tout cas du développement, de nouvelles formes de militantisme, nouvelles sur le plan des pratiques d’action valorisées et surtout sur le plan des modes d’organisation des groupements militants et des rapports que les militants entretiennent à leur organisation. Selon lui, des militants désormais plus réflexifs, individualistes et distanciés se seraient substitués aux militants anciens dont la loyauté à l’organisation et la remise de soi étaient très forts À la fin de l’ouvrage La fin des militants ? il utilise une métaphore promise à un grand retentissement :
« À l’engagement symbolisé par le timbre renouvelable et collé sur la carte, succéderait l’engagement symbolisé par le post-it détachable et mobile : mise de soi à disposition, résiliable à tout moment ».
Le post-it aurait remplacé le timbre et le militant distancié aurait remplacé le militant total, chez qui l’engagement était synonyme d’embrigadement, voire d’aveuglement alors que le nouveau militant serait aujourd’hui plus pragmatique et plus enclin à exprimer ses opinions personnelles, quitte à retirer le post-it en cas de désaccord ou de déception par rapport à son organisation militante
Cette thèse est sans doute séduisante, en tout cas elle a séduit bon nombre d’analystes et d’acteurs politiques. Elle permet sans doute de rendre compte en partie d’évolutions indéniables dans les formes d’engagement politique mais elle pêche par son évolutionnisme et par son degré de généralisation qui masque en fait la coexistence de diverses formes de militantisme et d’une multiplicité de rapports des militants à leur organisation
Dans un premier temps, il convient de revenir, extraits à l’appui, sur quelques analyses de Jacques Ion et de discuter chaque point pour en relativiser la portée générale, en nuancer les conclusions grâce à des enquêtes de sociologie ou de science politique qui démontrent que les choses sont plus compliquées. Derrière ce qui est décrit comme nouveau dans les modes d’action, dans les objectifs fixés et dans le rapport des militants à leur institution, il y a en fait bien plus de continuités que de ruptures et de nouveautés.
Ensuite je reviendrai sur une des critiques de cette thèse du nouveau militantisme qui me semble la plus pertinente : ce modèle d’engagement distancié est en fait plus normatif que descriptif et il porte en lui implicitement une disqualification du mouvement ouvrier et des formes de militantisme qui ont cours ou avaient cours chez les membres des catégories populaires qui s’y sont engagés.
Enfin, je terminerai en pointant les écueils de ce qu’on pourrait appeler « une démagogie d’institution » (Bernard Pudal [7]), qui consiste aujourd’hui à valoriser la parole individuelle des militants, en ignorant ou en faisant semblant d’ignorer que l’expression individuelle d’opinions politiques suppose de se reconnaitre des compétences, et que cela n’est pas donné à tout le monde. Au contraire, il s’agit bien à mon avis, dans les organisations visant la transformation sociale, de construire collectivement ces compétences à débattre politiquement.
Je reprends donc sur les discussions des thèses de jacques Ion avec la lecture d’un premier extrait tiré d’une interview dans le journal du CNRS fin 2005, à l’occasion de la parution du livre Militer aujourd’hui Question : Promotion du commerce équitable, arrachage d’OGM, occupation des antennes Assedic par les chômeurs pour obtenir une « prime de Noël », réquisition de logements vides pour les sans-logis… Les associations militantes, qui se retrouveront en nombre du 19 au 29 janvier 2006 au Forum social mondial 2, semblent se tourner de plus en plus vers des actions très concrètes. Cette évolution concerne-t-elle le militantisme en général ?
Réponse de Jacques Ion : Oui, dans une certaine mesure. Le slogan altermondialiste « Penser global, agir local » symbolise très bien cette donnée récente du militantisme en général : essayer de proposer un idéal et d’obtenir en même temps des résultats concrets et significatifs. C’est ce que j’appelle l’« idéalisme pragmatique ». Quand des écologistes s’installent dans des arbres pour empêcher leur abattage ou quand des bénévoles des Restos du cœur distribuent des repas, il y a une recherche d’efficacité immédiate. Hier, on se battait pour des lendemains meilleurs ; désormais, on se bat pour que demain ne soit pas pire qu’aujourd’hui. L’idée du progrès qui a structuré notre imaginaire politique est mise en cause. »
Ce premier extrait amène déjà bon nombre de remarques : J Ion parle d’un idéalisme pragmatique qui guiderait aujourd’hui les militants alors qu’hier ils auraient été mus par la préparation des lendemains qui chantent !
Or le pragmatisme dans l’action militante et la recherche de résultats immédiats n’est évidemment pas l’apanage de la période contemporaine Tous les travaux d’histoire sociale et de sociologie politique sur l’implantation des partis par exemple démontrent que l’engagement militant avait souvent pour point de départ, pour matrice , des luttes locales, dans une entreprise ou un territoire en particulier.
Ce n’est pas forcément, ni même majoritairement, la perspective de la révolution prolétarienne qui a motivé des centaines de milliers de personnes pour adhérer et militer au PCF ou à la CGT. C’est une fois engagés et pris dans les activités militantes, que les militants, surtout dans les catégories populaires, ont pensé leur engagement avec des termes et des analyses théoriques issus du marxisme ou de l’anarcho-syndicalisme par exemple.
Cette idéologisation de l’engagement se faisait par imprégnation, par socialisation progressive mais aussi par la formation. [8] Par ailleurs, même férus de débats idéologiques et théoriques, les militants ne se ménageaient pas pour mener des actions très pragmatiques et pour améliorer le quotidien des militants ou de ceux qui en avaient besoin !
Bon nombre de militants des partis politiques et des syndicats se sont également investis au Secours populaire, dans les associations de tourisme ou les colonies de vacances ou encore dans les associations de parents d’élèves ou de défense des locataires par exemple Bon nombre de militants étaient membres de plusieurs organisations constitutives d’un même système d’action militant.
Les militants les plus actifs du PCF étaient également syndiqués, et souvent membres d’une ou ps associations satellites du PCF C’est vrai aussi des militants socialistes avec les réseaux laïques, les clubs Léo Lagrange, l’obligation dans les statuts de la SFIO puis du PS d’être syndiqué.
C’est vrai également dans la mouvance de la gauche chrétienne, où on retrouvait les mêmes militants à la JOC, à la CFDT et dans diverses associations et partis politiques. On ne peut donc pas opposer un militantisme idéologique d’hier à un militantisme pragmatique tourné vers des actions concrètes aujourd’hui. De la même façon, il est très réducteur d’opposer un engagement total, fondé sur la remise de soi des militants hier à un engagement davantage distancié désormais.
Si on prend le cas du PCF, qui a alimenté le plus la figure idéale-typique du militant dévoué à son parti et pétri d’idéologie, toutes les enquêtes montrent qu’en fait il y avait une grande diversité de situations locales et que le communisme s’est implanté sur la base de revendications locales et d’actions très concrètes.
On ne peut donc pas comprendre le militantisme communiste si on ne le resitue pas dans ses contextes socio-historiques d’implantation et qu’on présuppose d’emblée qu’il était tout entier tourné vers l’application des décisions prises par l’appareil central.
Julian Mischi vient de publier sa thèse qui porte sur l’implantation et les évolutions du PCF dans quatre bassins géographiques : le pays haut lorrain où sont concentrées les mines et les entreprises sidérurgiques de Lorraine, la région de St nazaire où le PCF n’est pas majoritaire mais a su s’implanter dans le marais de la Brière en défendant notamment les pratiques de la chasse.
Troisième zone d’implantation communiste que Julian Mischi a étudié : le bocage bourbonnais dans l’Allier, zone rurale rouge et enfin la banlieue grenobloise dans laquelle les logiques d’implantation communiste sont encore très différentes.
Le livre s’intitule Servir la classe ouvrière et a été publié début 2010 aux Presses universitaires de Rennes. En étudiant quatre fédérations du PCF donc, la Meurthe et Moselle, l’Allier, l’Isère et la Loire Atlantique des années 20 aux années 70 et surtout le fonctionnement de certaines sections locales, Julian Mischi a démontré je le cite que « La mobilisation des classes populaires opérée par le PCF est indissociable des usages populaires de l’entreprise communiste ». Il revendique dans l’introduction de son livre « une attitude compréhensive qui consiste à spécifier les différents sens que prend un label politique en fonction de ses appropriations sociales et des contextes socio-historiques. Plutôt que de partir à la quête de « l’essence » du communisme, l’analyse vise à étudier les usages qui ont pu être faits du label, de la marque communiste »
Lorsqu’on fait ce travail d’analyse des situations locales, on est loin de l’image d’un parti monolithique et de militants au garde à vous prêts à relayer en bons prosélytes zélés les analyses venues des cercles dirigeants et constituant la seule vérité d’institution
Ainsi selon Julian Mischi : « la forte audience communiste dans certains milieux agricoles repose sur l’existence d’une symbolique communiste propre aux mondes ruraux, qui est en relatif décalage avec l’idéologie marxiste-léniniste. Associé au mot d’ordre « La terre à ceux qui la travaillent », la marque communisme pour laquelle se mobilisent les paysans est peu collectiviste. Elle renvoie plutôt à la revendication d’un accès socialement élargi à la propriété et aux idées d’entraide collective, symbolisées par le développement des coopératives. La figure de l’URSS est ainsi sollicitée en milieu rural pour la modernisation de son agriculture (productivité, machines, déclin de la pénibilité) ou encore pour sa lutte contre le nazisme et son rôle de défenseur de la paix dans les relations internationales, mais jamais pour la collectivisation des terres. Repérer les usages d’une marque partisane implique de porter l’attention sur les groupes sociaux qui peuvent transformer la signification de cette marque en s’en emparant. »
La thèse de Julian Mischi ne consiste pas néanmoins à tordre le bâton dans l’autre sens en donnant à voir le PCF comme un patchwork d’organisations locales autonomes du centre dirigeant. Il porte aussi une très grande attention aux modalités d’unification et d’homogénéisation des communistes par le travail organisationnel notamment effectué par les permanents et les élus.
Mais le grand intérêt de son travail est de ne pas postuler a priori l’homogénéité des pratiques et des rapports au parti des militants communistes, même dans les années 1950, mais au contraire d’en souligner la diversité, en montrant que les militants qui font une organisation militante sont en fait distribués sur un continuum d’investissement allant du « militant de base » au dirigeant national, en passant par toute une série de situations intermédiaires.
On ne peut donc pas homogénéiser ces pratiques très variées derrière un modèle d’engagement total de militants qui penseraient tous la même chose parce qu’ils penseraient par procuration à leur porte-parole D’ailleurs on ne pourrait alors pas comprendre que la plupart des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier aient été dans une large mesure des organisations passoires, avec un fort renouvellement des adhérents.
L’engagement total dont parle Jacques Ion n’a jamais été majoritaire dans les organisations du mouvement ouvrier, même au PCF ou dans ses organisations satellites. Beaucoup d’autres travaux contribuent à relativiser cette image d’un engagement total. Axelle brodiez a fait une thèse et a publié un ouvrage sur le Secours populaire [9]. Loin d’y trouver des militants investis corps et âme, elle montre que les dirigeants et les permanents passaient leur temps à relancer les adhérents pour les inciter à militer et qu’il y avait déjà dans les années 50 un très fort renouvellement des adhérents et des militants. Donc il y avait déjà de l’engagement distancié et des modes d’investissement militant très divers La représentation de militants investis « corps et âme », à tout instant et pour toute la vie, relève donc plus du stéréotype ou de cas d’exception que de la réalité.
Dernière remarque sur l’extrait cité plus haut : Jacques Ion affirme qu’on s’engage aujourd’hui pour éviter le pire et non plus pour un avenir meilleur et il cite à l’appui de cette thèse les actions menées par les associatives caritatives ou humanitaires. Mais cette analyse occulte les tensions voire les conflits qui traversent ce type d’organisations On peut militer dans la même organisation sans pour autant avoir la même perception des causes des problèmes sociaux que ces militants prennent en charge. Par exemple, Bénédicte Havard-Duclos a enquêté sur l’association DAL. Sa thèse s’intitule : Entre philanthropie et syndicalisme. Militants et mal-logés de l’Association Droit au logement. Elle montre dans sa thèse que coexistent parmi les militants du DAL deux modèles d’engagement : Un modèle philanthropique et un modèle du militantisme ouvrier.
Pour certains militants, il s’agit d’un engagement philanthropique, pour aider les pauvres dans une logique d’encadrement humaniste des plus nécessiteux. Leur objectif principal est de contribuer à moraliser, à éduquer, à réaffilier les mal logés qui sont perçus comme des bénéficiaires ayant eu des accidents de parcours individuels Pour d’autres militants, l’engagement repose sur une dénonciation des causes sociales des situations individuelles et leur militantisme se situe dans la perspective d’une alternative de société.
On ne peut donc pas réduire les luttes militantes actuelles à des postures défensives ou caritatives. Il n’y a pas un renoncement généralisé à construire des alternatives.
En revanche, ce qui est en jeu ce sont les luttes inter-organisationnelles et même internes aux organisations du mouvement social pour définir les moyens et les objectifs de l’alternative
J’en viens maintenant à un autre élément à discuter dans les analyses de Jacques Ion : ce qui concerne les formes d’organisation et les types d’action militantes
Citation de Jacques Ion dans le Journal du CNRS en 2005 : « Les organisations militantes privilégient aujourd’hui les réseaux non hiérarchisés d’individus au détriment des réseaux hiérarchisés de groupements. Certes, cela s’est déjà vu dans le passé, mais aujourd’hui, c’est le mode de gestion qui est en question : longtemps structurées sur le modèle de la démocratie représentative, les organisations doivent à présent composer avec les exigences de démocratie participative, avec la volonté de nombreux militants de parler en leur nom propre ».
Jacques Ion développe cette idée en distinguant un militantisme affilié, de type communautaire dans lequel le « nous » aurait prévalu et un militantisme affranchi, de type sociétaire dans lequel le « je » du militant prévaut sur le nous de l’organisation.
Là aussi il convient de nuancer cette thèse selon laquelle les organisations récentes seraient moins centralisées que les partis et les syndicats traditionnels et qu’elles laisseraient davantage la parole aux militants dans une logique plus participative que représentative.
Tous les travaux qui ont été menés ces dernières années sur des organisations associatives de « la gauche de gauche » démontrent qu’il y a bel et bien une division du travail très forte dans ces organisations Xavier Dunézat a par exemple étudié la division des tâches au sein de collectifs de « sans ». Plus précisément, il propose des analyses communes à deux terrains d’enquête : l’un sur la mobilisation des chômeurs à Morlaix et à Rennes en 1997-1998 et l’autre portant sur des mobilisations de travailleurs sans-papiers. Dans les deux cas, des pluri-militants, ayant une longue expérience militante acquise préalablement dans des partis ou des syndicats, beaucoup plus dotés en ressources que la plupart des « sans » qu’ils sont censés représenter, organisent tout le travail militant, au nom d’ « une doxa de l’efficacité » et d’un mode d’organisation fondé sur la discipline et la compétence. Il s’ensuit qu’un « mode de participation inactive tend à prévaloir chez les « sans » dépourvus de capital militant et culturel » alors qu’une poignée de leaders concentrent tous les pouvoirs de décision et d’organisation [10].
Il y a là un élément très important sur lequel il faut s’attarder un peu, c’est cette fameuse revendication de compétence et d’efficacité des militants Là pour le coup on peut y voir une tendance lourde d’évolution dans le militantisme. On valorise aujourd’hui bien plus le militantisme intellectuel ou expert que le militantisme « corporel ». Distribuer des tracts est de plus en plus perçu comme la basse besogne, indispensable mais peu valorisante.
Cela contribue à dévaloriser symboliquement les militants, surtout ceux des catégories populaires, qui ne disposent pas d’un fort capital scolaire ou culturel ou de compétences professionnelles à faire valoir dans leur organisation. Certains ont clairement conscience qu’ils sont les petites mains et peuvent s’auto-exclure par sentiment d’incompétence statutaire. [11]
Il en va de même quand on valorise la prise de parole personnelle et l’individu militant comme fondement de l’organisation dans une logique participative, censée rompre avec la logique de délégation et de représentation. La capacité à prendre la parole en public et à revendiquer une opinion personnelle suppose de s’y sentir autorisé, donc de se sentir compétent. Or les travaux de P Bourdieu et ensuite de D Gaxie [12] ont bien montré que le critère le plus discriminant dans les rapports au politique et à la langue politique réside dans le capital scolaire et culturel.
En valorisant l’expression individuelle des militants, le risque est grand de valoriser en fait ceux qui ont le plus de capital scolaire ou culturel et de vouer au silence les militants d’origine populaire, ou de les cantonner au registre du témoignage. On a tous vécu cela dans des réunions : la parole est donnée à tout le monde mais personne n’est dupe des différences de registres utilisés et de leurs effets : entre le registre expert, de proposition, de décision et le registre du témoignage.
Donner la parole aux militants n’est absolument pas un gage de fonctionnement démocratique et ca peut même redoubler les logiques d’auto exclusion des membres des catégories populaires
Rémi Lefebvre travaille depuis de nombreuses années sur le PS et il a mis en évidence ces effets au sein du PS qui revendique une rénovation de son fonctionnement et une plus grande implication des adhérents et des militants dans la vie du parti. « On ne peut comprendre ce que font les militants sans prendre en compte ce qu’ils sont socialement. La distance de plus en plus forte du PS avec les catégories populaires et la désouvriérisation de son recrutement contribuent à transformer le militantisme et à dévaluer un répertoire militant ancien fondé sur la convivialité, la sociabilité, le travail de terrain... Un certain type de pratiques « anciennes » (tractage, affichage…) associé au passé apparaît disqualifié.
L’arrivée de militants de plus en plus diplômés, au fort capital culturel, transforme les formes de l’excellence militante. Ces « nouveaux adhérents sont porteurs de nouvelles attentes, d’une forte réflexivité qui trouve à s’épanouir dans des formes plus délibératives de militantisme Cette offre de participation est là encore ajustée à la représentation dominante au PS d’un militantisme plus individualiste, attaché à co-produire les orientations du parti et non à s’y soumettre a priori. La posture du militant réflexif se banalise même si les ressources critiques sont très inégalement partagées. »
Ce nouvel esprit de la démocratie » qui valorise la participation de tous au nom de l’apport supposé complémentaire de tous les membres d’un collectif [13], loin d’entrainer une démocratisation sociale, risque de rendre encore plus sélectif socialement et culturellement l’accès à la parole politique.
On le voit par exemple dans les réseaux altermondialistes qui revendiquent une contre-expertise et valorisent énormément le militantisme intellectuel : les membres des catégories populaires sont très peu représentés.
Dans les forums sociaux, on trouve surtout des jeunes et des militants très diplômés par rapport à la moyenne [14].
Les membres des catégories populaires s’auto-excluent de ce type de groupements dominés par des militants ayant un haut niveau de capital scolaire et culturel.
C’est là à mon avis que réside la principale évolution dans le militantisme que Jacques Ion occulte quasiment complètement.
On assiste indéniablement à un rétrécissement du recrutement social des militants en partie parce que le militantisme ouvrier et populaire a été ringardisé et caricaturé par la figure du militant embrigadé et renonçant à tout esprit critique.
Or la principale caractéristique des organisations du mouvement ouvrier, et en particulier du PCF et de la CGT, a été de promouvoir à tous les échelons de l’appareil des militants d’origine populaire et ouvrière en particulier.
En privilégiant des dirigeants et porte-parole issus des catégories populaires, le PCF revendiquait une représentation miroir, fondée sur la commune expérience de la condition ouvrière. Qui plus est, la grille de lecture marxiste, évidemment appropriée très différemment selon le degré d’investissement dans le Parti, permettait de mettre en sens cette condition ouvrière.
Si le PCF a pu ainsi revendiquer et cultiver pendant des décennies une telle singularité, c’est qu’il a très tôt mis en place des mécanismes de sélection et de formation de militants issus majoritairement des catégories populaires. La politique d’éducation des militants et des cadres, structurée notamment par un réseau hiérarchisé d’écoles, dont la durée variait entre quelques jours pour le niveau élémentaire destiné aux adhérents et quatre mois pour les écoles des cadres fédéraux et nationaux, en a été un rouage essentiel.
Les écoles du PCF étaient un moyen de contrecarrer les logiques censitaires qui excluent majoritairement les membres des catégories populaires du champ politique.
La disparition d’un tel système d’éducation à partir des années 1990 et son remplacement par une offre de formation qui s’est réduite en quelques années révèlent et renforcent dans le même mouvement une double banalisation du PCF, tout autant sociologique qu’idéologique. Face aux difficultés pour organiser une politique volontariste de formation des militants, le PCF n’échappe plus aux mécanismes de sélection qui contribuent à la sous-représentation des individus les moins dotés en ressources culturelles au fur et à mesure que l’on monte dans les hiérarchies partisanes. Le Parti communiste reste l’organisation qui compte le plus d’ouvriers et d’employés parmi ses adhérents et ses responsables, mais cette proportion diminue. À titre d’exemple, alors que les ouvriers représentaient 31,3 % des adhérents en 1997, ils sont 19,8 % des membres du Conseil national élus en 2000 et 12 % des membres élus en 2001.
Sur le terrain idéologique, la plupart des militants n’accèdent plus, au sein des structures de parti en tout cas, à un ensemble de références, nourries par des grilles d’analyse théoriques. Dès lors, et c’est vrai de toutes les organisations politiques, la maîtrise des savoirs et des savoir-faire favorisant la prise de responsabilités, est de moins en moins redevable à l’investissement militant et de plus en plus liée aux expériences scolaires, professionnelles ou électives. Le risque est grand que le fossé se creuse entre quelques militants aguerris et des bataillons d’adhérents ou de sympathisants désorientés par les tensions internes aux organisations, redoublées par les conflits entre elles. À l’heure des débats qui traversent toutes les organisations de gauche, les activités de formation, sous des formes variées, peuvent être un outil essentiel de démocratie interne, en favorisant une réelle appropriation des termes et enjeux de ces débats. Elles peuvent également contribuer à promouvoir une réelle diversité militante, à la fois politique, générationnelle et sociale.
Plutôt que de verser dans ce que Bernard Pudal appelle « une sorte de démagogie d’organisation où l’on promeut chaque militant au statut de théoricien », il me semble essentiel de retrouver le chemin d’une véritable éducation populaire, consistant à mettre en sens politique les vécus individuels et les expériences collectives et à construire une capacité collective à débattre des alternatives au capitalisme.
Claude Fossé-Poliak dans une conférence dans le cadre d’ATTAC citait à ce propos la célèbre phrase de Fernand Pelloutier (1867-1901) syndicaliste anarchiste animateur de la fédération des Bourses du travail : « Ce qui manque à l’ouvrier, c’est la science de son malheur ». Et elle ajoute : « Aux antipodes du mépris que certains croient y voir, il y avait là, la manifestation de la volonté de ne pas garder pour soi – entre intellos – les outils intellectuels qui aident à penser le monde social et, plus encore, à le transformer. » [15]
Considérer que les organisations doivent contribuer à former leurs militants, ce n’est pas entériner la supériorité des militants et intellectuels qui ont les ressources pour contribuer à l’élaboration théorique mais bien au contraire se donner les moyens de véritablement lutter contre la monopolisation par quelques uns de cette élaboration théorique et programmatique.
On ne peut penser seul mais seulement avec et contre d’autres et la valorisation de la parole individuelle occulte et par là même risque de redoubler les inégalités sociales et culturelles d’accès à la parole autorisée on peut citer Bourdieu : « il faut risquer la dépossession pour échapper à la dépossession ».
Les organisations du mouvement ouvrier ont permis aux membres des catégories populaires d’accéder à l’existence et à la parole collective par la voix de leur porte parole.
Ce sont ces organisations qui ont construit la classe ouvrière comme classe sujet, classe mobilisée mais la disqualification actuelle des ouvriers et des organisations du mouvement ouvrier et des formes de militantisme qu’elles ont développées, participe de la désagrégation de la classe ouvrière, en la rendant silencieuse et invisible.
Le fait de valoriser dans les médias et même dans la recherche en sciences sociales les organisations associatives présentées comme plus modernes, pragmatiques et démocratiques que les organisations partisanes ou syndicales, soi disant dépassées, présentent aussi un autre risque : celui de réduire les catégories populaires à leurs marges Selon Claude Fossé Poliak, il y a une tendance à circonscrire le « populaire » à ses marges, c’est-à-dire à ceux que certains appellent les « sans », oubliant ainsi tous les autres ressortissants des classes populaires – les plus nombreux – ouvriers et employés, petits paysans et petits commerçants, artisans »
[1] Nathalie Ethuin, maître de conférences en science politique, Lille 2, CERAPS (centre d’études et de recherches administrative, politique et sociale), a consacré sa thèse aux écoles et aux stages de formation au PCF depuis les années 1970. Textes parus sur la formation au PCF : « Faire ses classes au PCF. Expériences de militants d’origine populaire sur les bacs des écoles », Revue Espaces Marx Nord, n° 27-28, premier semestre 2010 ; - « La formation des communistes à l’heure du ‘’décentralisme démocratique’’ », dans Rémi LEFEBVRE et Antoine ROGER (Dir.), Les pratiques délibératives dans les partis politiques, Presses universitaires de Rennes, septembre 2009 ; « Formation des militants et identité communiste », Nouvelles Fondations, n° 2, 2006, Paris, Editions de la Fondation Gabriel Péri, pp. 49-57 ; « La formation partisane au miroir des stagiaires. Entre doutes et réenchantements militants », Lille, Revue Espaces Marx Nord, n°22, septembre 2005, pp. 3-30 ; « De l’idéologisation de l’engagement communiste. Fragments d’une enquête sur les écoles du PCF (1970-1990) », Politix, volume 16, n°63, troisième trimestre 2003, p. 145-168.
[2] Les interventions de ce séminaire sont disponibles sur le site de l’association Espaces Marx : http://www.espaces-marx.net/spip.ph...
[3] Alain Touraine, Mort d’une gauche, Paris, Gallilée, 1979 ; Alain Touraine, L’après-socialisme, Paris, Grasset, 1980 ; Alaain Touraine, Le retour de l’acteur, Paris, Fayard, 1984.
[4] Voir l’intervention de Lilian Mathieu sur le site d’Espace Marx Espaces Marx : http://www.espaces-marx.net/spip.php
[5] Isabelle Sommier et Xavier Crettiez (dir.), La France rebelle. Tous les mouvements et acteurs de la contestation, Éditions Michalon, 2006
[6] Isabelle Sommier et Xavier Crettiez (dir.), La France rebelle. Tous les mouvemenst et acteurs de la contestation, Éditions Michalon, 2006
[7] Bernard Pudal, Un monde défait, les communistes francais de 1956 à nos jours, Editions du Croquant, 2009
[8] Nathalie Ethuin, « De l’idéologisation de l’engagement communiste. Fragments d’une enquête sur les écoles du PCF (1970-1990) », Politix, volume 16, n°63, troisième trimestre 2003, p. 145-168.
[9] Nathalie Ethuin, « De l’idéologisation de l’engagement communiste. Fragments d’une enquête sur les écoles du PCF (1970-1990) », Politix, volume 16, n°63, troisième trimestre 2003, p. 145-168.
[10] Xavier Dunézat, in Sandrine Nicourd (dir.), Le travail militant, Presses universitaires de Rennes, 2009
[11] Voir Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, La société des socialistes. Le PS aujourd’hui, Éditions du Croquant, 2007
[12] Daniel Gaxie, Le cens caché, Le seuil , 1978
[13] Loïc Blondiaux, Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Paris, Le Seuil, 2008.
[14] Eric Agrikoliansky et Isabelle Sommier (dir), Radiographie du mouvement altermondialiste, La Dispute, 2005
[15] Claude Fossé-Poliak, « Le besoin de s’organiser, fondement d’une adhésion », Les Cahiers de l’association Raisons d’Agir, n° 2, février 2005
Commentaires forum ferme