Le populisme ou la démocratie dépeuplée, par Annie Collovald (Raisons d’agir)

samedi 11 octobre 2008
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Le populisme ou la démocratie dépeuplée


Le populisme ou la démocratie dépeuplée

Annie Collovald (Raisons d'agir)


Ce texte est paru dans la revue Grain de sable (le journal électronique d'Attac), n°518 du 15 juin 2004



Populisme : le mot a envahi les commentaires au soir du 29 mai. Hommes politiques, journalistes, savants mobilisés pour donner leur avis d'expert sur les résultats électoraux l'ont convoqué et invoqué pour qualifier et surtout disqualifier les électeurs du NON et tous ceux qui ont fait campagne contre le projet de traité constitutionnel. "Virus populiste", "épidémie de populisme" : le recours aux métaphores médicales signalaient l'anomalie scandaleuse de l'issue électorale et son caractère pathologique pour la démocratie et l'Europe. Il autorisait jugements injurieux - "bunker nationaliste", vision "fermée" du monde, impulsion xénophobe - et rapprochements politiques discréditants - les extrêmes auraient démontré leur profonde complicité et les représentants et électeurs de gauche auraient mêlé sans sourciller leur voix à celle de Jean-Marie Le Pen. "Anti-européens" et anti-démocratiques dans l'âme ou par cynisme, les porte-parole du NON auraient une fois de plus manipulé la crédulité d'électeurs ignorants et déboussolés prêts à croire toutes les promesses simplistes censées résoudre comme par magie leurs malheurs sociaux et portés par leur ressentiment contre les "élites" et contre les "étrangers". Témoignerait de leur "basse culture politique" leur faible niveau de diplôme - BAC ou BAC+2 - ne les protégeant pas, à l'inverse des électeurs du OUI plus titrés scolairement, des dérives irrationnelles de la déraison politique.

Nulle surprise dans ces interprétations : elles s'inscrivent dans la lignée des commentaires qui ont fait florès en 2002 pour expliquer l'inexplicable ascension de Jean-Marie Le Pen au second tour des présidentielles. C'était déjà la crise et les frustrations sociales, le manque d'éducation, le rejet des immigrés et des élites qui rendaient compte des votes FN en insistant, sur la foi de sondages, sur l'engouement subjugué des classes populaires pour le charisme de Le Pen et de ses idées xénophobes. Une différence pourtant : ces considérations sont désormais élargies à toutes les oppositions politiques. Mieux qu'en 2002, apparaît ainsi au grand jour l'implicite des usages actuels du "populisme" : fonctionnant à l'injure et aux préjugés sociaux et non à l'analyse empiriquement fondée, ils participent à une redéfinition de l'acceptable et de l'inacceptable en politique dont l'enjeu est l'imposition d'une démocratie réservée aux seuls "initiés" et "capacitaires" : une démocratie sans représentants, faite par et pour des "experts". Rien ne l'illustre mieux que les revirements qu'a connus la notion de populisme.

On mesure alors l'ampleur de la révolution idéologique accomplie entre hier et aujourd'hui en se reportant aux usages à la fois politiques et savants qui avaient cours avant que le mot ne devienne une catégorie dominante d'interprétation du FN. Longtemps absent du vocabulaire public de la polémique politique où étaient préférés des termes comme "démagogie" ou "poujadisme", le "populisme" servait, selon la définition de Lénine, à dénoncer une stratégie dévoyée de mobilisation du peuple contre ses propres intérêts et contre ses principaux défenseurs. Dans l'univers scientifique traitant de la vie politique, il était employé aux Etats-Unis pour désigner les solutions archaïques et autoritaires trouvées par les pays du Tiers Monde accédant avec retard à la démocratie et en France par des spécialistes du monde communiste pour critiquer son ouvriérisme. Si le mot stigmatisait, c'était ainsi moins pour insister sur la dangerosité d'une mobilisation politique "directe" du peuple que sur le danger que représentaient pour le peuple des prétentions à le défendre venues d'intellectuels ou d'hommes politiques ne faisant que projeter sur lui leurs propres aspirations et leurs propres intérêts. A ce renversement radical des points de vue, va s'associer une version du populisme dans laquelle le faux-semblant est pris pour la réalité (1).

La notion, lancée par P.-A. Taguieff et reprise, sans inventaire, par les autres savants français à partir du milieu des années 1980 (une fraction des historiens et de la science politique pensant la vie politique à partir des idées ou des idéologies professées et non à partir d'une analyse sociologique des pratiques politiques) est directement issue de débats américains, très localisés idéologiquement, portant sur la "nouvelle droite". S'opposant à d'autres définitions en cours aux Etats-Unis tant dans l'univers savant qu'à gauche de l'échiquier politique, cette version du populisme s'efforce de donner une apparence populaire et d'éthique philanthropique à une entreprise néoconservatrice sur le plan économique et politique, pour mieux la présenter comme révolutionnaire contre les conservateurs jugés dépassés. L'enjeu n'est pas, ainsi, de bouleverser l'ordre établi au profit des groupes les plus démunis ; il est de le bouleverser au profit de ces nouveaux prétendants bien plus radicaux dans le libéralisme économique que l'ancienne élite néolibérale. Faire du "populisme" ici ne consiste pas à valoriser le peuple, mais à se servir de lui pour conférer un semblant de légitimité sociale à une cause qui lui est étrangère. C'est dire combien les usages actuels de "populisme" abusent de la réalité en prêtant au FN un caractère populiste ou populaire. Ils dissimulent l'histoire politique de la notion mais aussi l'enjeu politique qu'a constitué initialement "l'appel au peuple". L'appel au peuple, en effet, a d'abord consisté en une pratique de mobilisation des groupes défavorisés par le système de domination sociale et politique existant et une entreprise entendant réaliser l'émancipation politique des plus démunis en leur donnant une dignité et une voix dont ils étaient privés. C'est cette participation populaire à l'avènement concret de la démocratie que tend à faire oublier aujourd'hui l'accusation de populisme adressée au FN et à tous ceux qui osent s'opposer à l'ordre politique établi. En l'occultant, elle fait des groupes populaires un peuple indifférent et étranger à l'histoire de la démocratie.

On comprend mieux dès lors l'efficacité politique redoutable des usages actuels du populisme et de la représentation stigmatisante des groupes sociaux les plus démunis. En justifiant la supériorité morale des élites sociales et politiques établies, elle autorise le retour de thèses réactionnaires ou hautement conservatrices comme celle, énoncée lors de la trilatérale dans les années 1970, voulant que les démocraties soient ingouvernables lorsqu'elles sont soumises "à une surcharge de demandes populaires" et qu'il y ait nécessité à lutter contre les "excès de démocratie". Mieux vaut, face à un peuple réactionnaire et incompétent, une démocratie fonctionnant sans lui. Une démocratie censitaire ou autoritaire ?

(1) Sur tous ces points, Collovald A., Le "populisme du FN" : un dangereux contresens, Broissieux, Ed. du Croquant, 2004.

Annie Collovald, Université Paris X-Nanterre, LASP

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