Parution du numéro 29 de la revue Savoir/agir

mardi 16 septembre 2014
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Austère Université. Faux diagnostics pour vraies réformes

Présentation du dossier, par Romuald Bodin, GRESCO, PRINTEMPS, université de Poitiers et Sophie Orange, CENS, université de Nantes

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Écrire, ou simplement prendre position, au sujet des universités n’est pas sans poser de nombreuses difficultés. L’éducation fait partie de ces objets de discussion sur lesquels tout le monde a un avis ou, mieux, se doit d’en avoir un. Qu’il s’agisse du supérieur ou des autres niveaux de l’Éducation nationale, les publications scientifiques, les commentaires médiatiques et les jugements les plus divers se suivent année après année, avec la même régularité et la même intensité. Les fonctions d’encadrement de la jeunesse, de reproduction et de légitimation des hiérarchies remplies par l’enseignement expliquent sans doute cette logorrhée collective et le caractère particulièrement tranché des prises de positions qui la constituent, mais aussi l’inquiétude et le pessimisme qui semblent généralement les animer. Il y a de ce point de vue une forte proximité entre ces dernières et les discours sur la famille, le mariage, les valeurs ou encore l’immigration. Écrire sur l’enseignement supérieur, c’est donc de fait s’inscrire dans un espace discursif saturé et déjà fortement structuré, où la rhétorique de la crise, du déclin, de la dégradation, tient une place centrale. Or, le discours de la « crise de l’université » est un élément clé de la rhétorique réformiste qui tend à remettre en question aujourd’hui la mission de service public de formation et de diffusion des connaissances scientifiques au plus grand nombre qui est celle des universités. En effet, de la même façon que se sont imposées au nom du bien-être des patients et de l’amélioration des services rendus, les règles du nouveau management public et ses coupes budgétaires au sein des hôpitaux, s’imposent aujourd’hui aux universités de nouvelles formes de rationalisation bureaucratique et de réduction budgétaire au nom de la réussite et de l’avenir des étudiants, dont les déclinologues en tout genre ont affirmé bien haut, pour le plus grand plaisir des porteurs de ces réformes, le caractère insatisfaisant, sinon catastrophique. Le but de ce dossier est donc de montrer les effets destructeurs bien réels de réformes mises en place au nom de diagnostics erronés, de dysfonctionnements plus supposés que démontrés, de pratiques étudiantes plus fantasmées qu’observées.

Idées reçues et faux diagnostics sur l’Université

Ces idées reçues et ces diagnostics erronés, nous les avons réunis, pour en faire la critique systématique, dans un ouvrage récent. Résumons-en les grandes tendances.

Tout d’abord, considérons que leur ensemble fait système, chaque argument appelant le suivant ou, tout du moins, le rendant possible. L’élément pivot de ce système rhétorique est l’idée de déclin : du côté des étudiants, baisse du niveau, irresponsabilité et oisiveté croissante, désorientation, démission parentale, etc. ; du côté des établissements, dysfonctionnement grandissant, incapacité à se réformer, perte de motivation des enseignants, croissance de l’échec, incapacité à insérer dans la vie active, etc. Précisons, enfin, que ces prises de position sont tout sauf récentes. Elles semblent, pour certaines, aussi anciennes que l’Université elle-même puisque l’on en retrouve les traces dès le Moyen Âge. Pour les autres, on peut sans difficulté remonter au début des années 1950. Ce constat n’est pas sans conséquence pour la validité de ces discours. Il conduit, en effet, à conclure à l’absence de relations entre la réalité décrite (l’Université) et ce qui est dit de cette dernière. Alors que l’université s’est littéralement métamorphosée depuis l’après-guerre (croissance exponentielle du nombre d’étudiants, diversification des filières et augmentation du nombre de disciplines, professionnalisation, etc.), le discours de la crise universitaire est resté identique à lui-même, se modifiant au fil des décennies, et sans craindre la contradiction. Ainsi, et entre autres exemples possibles, c’est à certaines époques (années 1960, 1990) la croissance des effectifs étudiants qui est considérée comme la preuve du déclin ou du dysfonctionnement, alors qu’à d’autres c’est leur réduction (années 2000), quand ce n’est pas, à d’autres encore, les mobilisations de ces mêmes étudiants. Peu importe la situation, donc, la conclusion est toujours la même : cela dysfonctionne et c’est de pire en pire. Bref, qu’il s’agisse des discussions parlementaires qui ont accompagné les réformes successives de l’Université et de l’enseignement supérieur depuis le milieu du vingtième siècle, des prises de position de certains universitaires eux-mêmes ou des commentaires journalistiques, c’est – à quelques exceptions près – le même air de désolation qui souligne, à chaque époque, trois fléaux récurrents. Le premier est l’immense « gâchis humain » que constitue « l’abandon » dans les premiers cycles et l’« hypocrisie de la sélection par l’échec ». Second vice de forme de l’université : la faiblesse, voire l’absence, de débouchés professionnels pour ses diplômés (à l’exception des diplômés de médecine) et l’inadéquation de ses formations avec le marché du travail. Enfin, dans un troisième constat tout aussi récurrent, l’université, seule « filière ouverte » (sans sélection à son entrée), est considérée par le plus grand nombre comme accueillant (mécaniquement) les rebuts des filières sélectives. L’université accueillerait ainsi majoritairement des étudiants « par défaut » (dans les deux sens du terme : qui n’ont pas été admis ailleurs et qui sont médiocres), à défaut, donc, de pouvoir les sélectionner.

Or, les enquêtes empiriques et l’analyse des données statistiques fournies par le ministère lui-même montrent clairement le caractère très approximatif et même, le plus souvent, totalement erroné de ces « constats ». En effet, et pour se contenter ici de quelques indications seulement, l’abandon dans l’enseignement supérieur n’est ni un phénomène nouveau, ni circonscrit à l’université (il est même plus important dans d’autres types de formation, notamment dans un certain nombre de « grandes écoles »), ni réductible à des situations d’échec. Par ailleurs, l’insertion des diplômés n’est pas corrélée à la dimension professionnalisante ou non des filières mais dépend avant tout de l’état du marché du travail (et de ses différents secteurs). Enfin, il apparaît que l’université attire toujours les nouveaux bacheliers et qu’il ne s’agit pas des plus faibles ou fragiles d’entre eux (que ce soit d’un point de vue scolaire ou social)4. Ces idées reçues sont à considérer comme autant de « rapports (sociaux) au » système universitaire, c’est-à-dire autant de rejets de ce qu’est l’université qui tiennent à la fois de l’incompréhension et de la prise de position idéologique jouant le modèle de formation des « écoles » (et, notamment, aujourd’hui, des écoles de commerce) contre le modèle universitaire.

De faux diagnostics, certes, mais de vraies réformes

Mais, tout le paradoxe est là, si beaucoup de ces diagnostics tiennent plus de l’idée reçue que du constat, et si les autres restent pour le moins bien approximatifs, il n’en reste pas moins qu’ils ont permis de justifier les deux grandes réformes de l’enseignement supérieur, et plus particulièrement de l’université, qui se sont succédé depuis 2007. Face à ces « constats », en effet, les responsables politiques de tous bords ont répondu ces dix dernières années d’une seule et même voix. Car force est de constater que la réforme entreprise par Valérie Pécresse (la LRU et le passage aux responsabilités et compétences élargies) et celle conduite aujourd’hui par Geneviève Fioraso, vont exactement dans le même sens, répondent exactement aux mêmes logiques. La seconde reprenant bien souvent, et presque mot à mot, les termes mobilisés par la première. Cette logique peut se résumer à quelques leitmotivs assez facilement identifiables. Tout d’abord, un désengagement financier de l’État accompagné (de façon apparemment paradoxale) par un renforcement des contrôles bureaucratiques et des règles managériales (qu’il s’agisse du fonctionnement administratif, des choix stratégiques des établissements ou des orientations de la recherche publique). Bref, tout à la fois, autonomie budgétaire et hétéronomie politique, abandon financier et réduction des procédures de décision démocratiques internes aux universités.

Cette double tendance place les universités dans des situations contradictoires voire impossibles. La première, en effet, celle d’une réduction sans précédent des procédures de décision collective et démocratique, facilite les choix centrés sur les intérêts individuels et privés, les stratégies de carrière incompatibles avec le travail collectif, et/ou le clientélisme sous toutes ces formes. Autant de conditions qui rendent bien difficiles les projections à long terme, la capacité à se mobiliser autour d’objectifs communs, etc. Dispositions pourtant particulièrement utiles lors des périodes de déstabilisation ou de réorganisation. Or, justement, dans le même temps, la seconde tendance, celle de la réduction du soutien financier, et de l’imposition de nouvelles règles de management, fragilise les universités et les place face à toute une série de nouveaux problèmes à résoudre pour continuer à mener tant bien que mal leurs missions. Cette nouvelle situation, ses enjeux et ses conséquences, sont l’objet des articles d’Odile Henry et Jérémy Sinigaglia, et de Fanny Darbus et Fanny Jedlicki. Dans le premier, les auteurs décrivent les nouveaux modes de gouvernance des universités et leurs liens avec les situations d’endettement, parfois décrites comme autant de « faillites », qu’ont connues certaines d’entre elles au cours des derniers mois. Fanny Darbus et Fanny Jedlicki développent ensuite les conséquences directes de cette nouvelle forme de management des universités sur les conditions de travail des personnels. Les réorganisations constantes, la multiplication des tâches et l’introduction de nouveaux modes de contrôle, moins descendants et plus diffus, contribuent à produire des formes diverses de souffrance au travail, qui ne sont pas sans rappeler les effets de la mutation d’autres services publics (La Poste, France Telecom, etc.).

La contribution de Séverine Chauvel et Pierre Clément interroge ensuite la rationalité supposée des parcours étudiants et les logiques linéaires des parcours explicitement inscrites dans l’expression-même du « continuum bac-3 – bac+3 », porté par la loi Fioraso. En effet, les auteurs montrent le poids des dispositions scolaires et sociales dans des choix d’études toujours en mouvement, et qui ne peuvent être réduits à des projets professionnels figés. La gestion actuelle des orientations dans l’enseignement supérieur masque trop mal l’idéal de rationalisation des flux visé, bien éloigné de celui de la démocratisation de l’enseignement supérieur et/ou de la réussite pour tous. On invite par exemple ici le lecteur à prendre connaissance, comme nombre de parents d’élèves doivent le faire chaque année, de l’explicitation du modèle au principe du logiciel Admission Post-Bac, délivré sur le site de l’ODIEP, société privée d’aide à l’orientation scolaire : « L’algorithme de la procédure Admission Post-Bac est un Mécanisme Truth Telling ».

Cette volonté de gestion des parcours étudiants passe également par le contrôle aux frontières de l’université, qu’il s’agisse de la sempiternelle volonté d’introduire des frais d’inscription, dont Léonard Moulin démontre qu’ils ne permettent ni l’équité, ni l’efficacité des formations, ni leur subsistance financière, ou par l’introduction rampante et silencieuse de la sélection à l’entrée de certaines filières. Le principe-même de l’ouverture de l’université à tous les bacheliers est déjà largement remis en cause dans nombre de facultés qui n’ont pas les moyens matériels et humains d’accueillir l’ensemble des demandeurs. La sélection à l’université s’insinue donc depuis quelques années sous les traits euphémisés des « capacités d’accueil » qui limitent l’accès à certaines licences (STAPS7 le plus souvent, mais aussi psychologie, etc.) selon des critères d’origine géographique ou bien à la faveur d’un tirage au sort. Ces transformations rappellent ce que Brice Le Gall montre bien dans son article, à savoir l’introduction à l’université de pratiques et de normes gestionnaires, inspirées directement du modèle des grandes écoles de commerce, notamment via les filières de gestion, et destinées à faire de l’étudiant un acteur rationnel et un entrepreneur de son parcours. Ce vent de réformes souffle dans le même sens que les discours qui accompagnent les récents résultats d’une enquête PISA, déplorant le faible niveau de culture financière des jeunes Français8. Et quand ce n’est pas l’université qui prend exemple sur les grandes écoles, ce sont les grandes écoles qui viennent concurrencer l’université sur ses missions, qu’il s’agisse de certains de ses diplômes, ou encore de la pratique de la recherche scientifique. Marianne Blanchard explique ainsi très bien comment le modèle universitaire fait aussi paradoxalement l’objet de convoitises par ceux-là mêmes qui le décrient. La croissance des autorisations accordées aux écoles de délivrer des titres de master ou de doctorat contribuent alors à affaiblir encore l’université face aux autres institutions de l’enseignement supérieur, participant toujours plus à la dilution de son modèle. Surtout, le lobbying continu de ces écoles de commerce, et son succès auprès des responsables politiques, tend à légitimer un nouveau modèle de formation (anti-universitaire) au sein de l’enseignement supérieur, privilégiant les savoir-être aux savoir-faire, la forme au contenu, l’insertion à la formation, l’action à la réflexion. Au final, c’est bien à une redéfinition des missions de l’enseignement supérieur que l’on assiste, comme le montre la contribution de Vanessa Pinto à travers l’exemple de l’injonction à la professionnalisation des filières universitaires.

Voici donc la situation kafkaïenne des universités aujourd’hui. Au nom d’une crise et de maux plus imaginés que constatés, mais en réalité, on l’aura compris, pour d’autres raisons, les universités se sont vues réformer à deux reprises successives en moins de dix ans. Ces réformes, en prônant l’autonomie des établissements et le désengagement financier de l’État, ont conduit à générer souvent (à renforcer parfois) de très nombreuses difficultés budgétaires et de fonctionnement. Or ces dernières viennent ensuite, à leur tour et, si l’on veut, à rebours, légitimer à nouveau ces mêmes réformes. La boucle est ainsi bouclée. Et des réformes qui visent moins à améliorer la qualité de la formation et/ou les conditions de travail des personnels et des étudiants, qu’à dénaturer le rôle de service public de l’enseignement supérieur, de production et de diffusion de connaissances scientifiques (voire tout simplement à remettre en cause l’existence même d’un tel service public), peuvent ainsi s’imposer au nom du bien commun.

Sommaire

Éditorial, par Frédéric Lebaron

Dossier : Austère Université. Faux diagnostics pour vraies réformes

Présentation du dossier, par Romuald Bodin et Sophie Orange

De l’autonomie à la mise sous tutelle ? Contraintes budgétaires et stratégies gestionnaires des universités, par Odile Henry et Jérémy Sinigaglia

Folle rationalisation de l’enseignement supérieur et de la recherche. Universitaires en danger par Fanny Darbus et Fanny Jedlicki

Le rôle des palmarès et classements, ou comment les étudiant.e.s en Licence 3 de Gestion à Paris-Dauphine évaluent leur formation par Séverine Chauvel et Pierre Clément

Une hausse des frais d’inscription en France est-elle inéluctable ou même simplement souhaitable ?par Léonard Moulin

La résistible ascension de la gestion universitaire et la transformation de la culture académique par Brice Le Gall

L’essor des écoles supérieures de commerce, cas d’école de la privatisation de l’enseignement supérieur en France ? par Marianne Blanchard

La « réussite pour tous » passe-t-elle par la « professionnalisation » de l’enseignement supérieur ?par Vanessa Pinto

Grand entretien avec Lyonel Trouillot Haïti, une occupation molle

Chronique de la gauche de gauche Front de gauche. Refondation ? Relance ? par Louis Weber

La rhétorique réactionnaire Sur l’origine et les fondements de l’inégalité, par Gérard Mauger

Médias Front national : indignations sélectives et banalisation effective, par Henri Maler et Julien Salingue

Chronique d’outre-Manche Les écrivains écossais et la question de l’indépendance, par Keith Dixon


Documents joints

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Portfolio

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