Édito du numéro 4

dimanche 1er juin 2008
par  Frédéric Lebaron
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Trois questions pour la « gauche »

Trois grandes questions sont aujourd’hui posées à la gauche en Europe, après des résultats électoraux contrastés, mais souvent décevants. L’exemple italien, avec le triomphe de Silvio Berlusconi, est le plus saisissant.

La première question est celle de l’existence même d’une « offre » politique de gauche : l’existence d’une gauche en Europe va-t-elle de soi ? La conversion des partis sociaux-démocrates à une politique économique et sociale d’inspiration néo-libérale, soumise aux injonctions des marchés financiers, a tendu à réduire fortement leurs différences avec les partis de droite, eux-mêmes convertis au néo-libéralisme : ce sont désormais essentiellement des différences de degrés, de style, de sensibilité. Dans ce contexte, les partis sociaux-démocrates adoptent ce qu’on pourrait appeler des stratégies de marketing politique, en s’appuyant sur les sondages et sur le rejet des personnalités et même, mieux, des habitus de droite (Sarkozy, Berlusconi…).   Sur le plan de la sociologie de ces organisations, cela renvoie au poids écrasant des élus et à la prééminence des enjeux électoraux, notamment locaux : les partis sociaux-démocrates ont vu leur ancrage populaire s’étioler et sont devenus des partis « attrape-tout » dominés par des professionnels de la politique qui sont eux-mêmes tournés vers la compétition électorale et la gestion locale. L’abandon de toute différenciation idéologique (références à la gauche, au socialisme, aux politiques keynésiennes, à l’État-providence, etc.), le rapprochement avec des partis du centre, pourraient être l’aboutissement logique de cette dynamique. Elle ouvre un espace politique pour tous ceux qui pensent que la notion de « gauche » a encore un sens.   Cette première question en appelle une deuxième : une gauche peut-être, mais pour quoi faire ? C’est la question des finalités de son action. À l’origine, la gauche fut un instrument de changement pour les classes populaires, par la conquête progressive de protections sociales et plus généralement par la mise en œuvre de politiques contrecarrant, de manière plus ou moins radicale, les logiques de marché : planification démocratique, politiques conjoncturelles, régulation des prix, etc. Les partis sociaux-démocrates ne remplissent plus cette fonction qu’à la marge, et souvent dans un sens régressif (avec par exemple la réforme du marché du travail en Allemagne, Hartz IV [1]). Mais cela ne veut pas dire que les partis situés à la gauche de la social-démocratie ont une vision toujours très claire de leurs propres objectifs. Ils restent eux-mêmes dominés par un certain économisme, hérité de l’histoire du socialisme. Même si les revendications salariales sont aujourd’hui un élément essentiel pour les catégories populaires en Europe (et une base sociale objective pour toute politique de gauche), elles ne peuvent pas résumer les objectifs de la gauche à moyen et long terme. Assurer le plus haut niveau de bien-être collectif, de sécurité économique et sociale, le plus haut degré d’égalité, n’est sans doute pas suffisant non plus, dans la mesure où prédomine encore souvent une définition étroite du « bien-être », mesuré par le produit intérieur brut par habitant, ou des inégalités (réduites aux revenus). Pourtant, de très nombreux travaux sur ces thèmes insistent aujourd’hui sur leur caractère multidimensionnel, qu’il faudrait pouvoir intégrer dans la définition des objectifs de la gauche.   Cela conduit à la troisième et dernière question, celle de l’efficacité de la gauche. Comment peut-elle convaincre les citoyens, en particulier dans les classes populaires démobilisées, éloignées de l’action collective, de l’efficacité de son action dans le sens du bien-être collectif, de la sécurité économique et sociale et de la réduction des inégalités ? Traditionnellement, le grand travers de la gauche est ce que l’on peut appeler le « verbalisme » : on se concentre sur les positions idéologiques, sur la recherche de solutions conceptuelles, de façon plus ou moins avant-gardiste, plus ou moins routinière (stratégies de différenciation idéologiques), ce qui est lié, bien sûr, au poids des professions intellectuelles en son sein. On ne prônera pas ici la mise en place d’un benchmarking des politiques de gauche au sens de la stratégie de Lisbonne, ni bien sûr l’adoption du « new public management » au sein de la gauche (ces politiques signifient concrètement l’expansion des critères néo-libéraux et marchands). Mais trop souvent, les acteurs politiques de gauche font comme s’il allait de soi que certaines mesures politiques produisent des effets bénéfiques et, surtout peut-être, comme s’ils pouvaient échapper à une forme d’évaluation collective et démocratique de leur action en fonction de critères explicites, liés aux objectifs qu’ils se donnent. Il n’y a sans doute pas de définition a priori d’une politique de gauche. Les dynamiques sociales, comme la reconstruction et l’extension d’un État-providence protecteur face au marché, la mise en place de politiques publiques efficaces contrecarrant les logiques marchandes et financières (politiques macroéconomiques, réglementation des prix mondiaux, réglementation de la finance mondiale, nouvelles formes de planification démocratique…), sont les seules façons de convaincre les citoyens que la gauche a non seulement des raisons d’être, mais qu’elle leur est vraiment utile et même nécessaire.


[1] Quatrième et dernière des lois sur la « modernisation du marché du travail », adoptées en Allemagne entre 2003 et 2005. Leur nom vient de Peter Hartz, président de la commission qui a proposé cette politique, connue aussi pour la baisse drastique de l’indemnisation du chômage qu’elle a entraînée.


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