Édito du numéro 7. Vers une nouvelle force politique ?

dimanche 1er mars 2009
par  Frédéric Lebaron
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Le contexte de crise [1] se traduit par un ébranlement profond de la croyance économique dominante.

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Edito S/A n°7

Il est trop tôt, bien sûr, pour déterminer si la période historique qui s’est ouverte surtout depuis l’été 2007 – et plus encore septembre 2008 – n’est qu’une sorte de parenthèse dans la marche en avant néo-libérale ou s’il s’agit, au contraire, du début d’une nouvelle ère politique et économique. On observe en tout cas, au moins de façon conjoncturelle, que quelques idées, hier « marginales », tendent à devenir hégémoniques : ainsi celle selon laquelle le monde ne peut plus continuer dans la voie d’un développement destructeur pour la planète, ou encore que la mondialisation financière a conduit le monde à la catastrophe à travers l’augmentation sans précédent de l’instabilité et des inégalités systémiques. C’est un triomphe, au moins discursif, des thèmes de l’écologie politique et du projet, défendu par Attac, de « désarmer les marchés financiers ». Bien sûr, il y a très loin des discours les plus volontaristes aux actes, mais la conquête d’une forme d’hégémonie intellectuelle, même ponctuelle, par ce qui était considéré il y a peu comme les marges de l’espace public (la « nébuleuse altermondialiste »), n’est pas un fait anodin.

La principale difficulté tient peut-être au fait que, dans ce nouveau contexte mondial, les politiques publiques, portées en Europe par les conservateurs et les sociaux-démocrates, continuent à mettre les salariés en concurrence, à démanteler les services publics, en particulier dans l’éducation, la recherche, la santé, les transports, etc. La France connaît même aujourd’hui un véritable plan d’ajustement structurel qui vise en premier lieu les systèmes éducatif et de santé, contraints à adopter des critères de « performance » externes et arbitraires. L’heure est plus que jamais aux « réformes structurelles » visant à flexibiliser le marché du travail et à restreindre un peu plus les protections collectives, au moment où elles s’avèrent le plus nécessaires. On est donc confronté, d’un côté, à l’émergence d’un discours qui propose un néo-keynésianisme vert, des actes encore assez limités pour le mettre en œuvre (même si les plans de soutien aux banques et les plans de relance sont de grande ampleur, au moins aux États-Unis et dans certains pays d’Europe), et la poursuite d’un programme qui détruit méthodiquement la cohésion des sociétés (la « machine infernale » dont parlait Pierre Bourdieu [2]2). Tant que ces politiques publiques continueront, les luttes seront défensives et se structureront en premier lieu autour des résistances à la marchandisation du monde.

De quelle force politique avons-nous besoin ? Une force, bien sûr, qui soutienne les luttes, mais aussi et surtout qui annonce en positif ce qu’elle veut et qui commence à le réaliser dans les différentes sphères d’activité sociale. Un véritable green new deal, qui viserait à rendre l’appareil productif pleinement respectueux de l’environnement, serait un premier pas vers une autre société. Mais au-delà, c’est un modèle de société de bien-être, égalitaire, solidaire, respectueux des équilibres environnementaux, éloigné des valeurs consuméristes et productivistes, qu’une nouvelle force politique devrait porter et surtout chercher à incarner dans des changements réels. Ce qui est attendu aujourd’hui, en particulier dans les classes populaires, c’est d’abord une force politique efficace (une force politique se juge à ce qu’elle obtient pour le plus grand nombre, à ses effets), une force cohérente et organisée, mais qui ne reproduise pas la coupure rigide entre une élite éclairée et des troupes dociles ; une force collective et unitaire, mais qui laisse le maximum d’espace aux expressions singulières de résistance aux diverses formes de domination ; une force ouverte sur la société, mais déterminée et militante, voire activiste, si cet activisme s’avère socialement bénéfique. Aucun parti ou courant ne peut prétendre aujourd’hui incarner seul toutes ces exigences. En même temps, il faut bien reconnaître que les logiques qui tendent à la désunion de cette vraie gauche sont nombreuses et durables : idéologiques, culturelles, sans doute, mais surtout organisationnelles et même économiques.

Cela ne signifie pas qu’elles soient insurmontables, mais les dépasser suppose un véritable travail politique, appuyé sur un examen lucide auquel les sciences sociales peuvent, certainement, contribuer. De ce point de vue, il s’agit, aussi d’inventer de nouvelles relations entre intellectuels, mouvement social et champ politique. Par le passé, les organisations militantes (qu’elles soient d’ailleurs politiques, syndicales ou associatives) ont combiné deux attitudes extrêmes dans leur vision du rôle des intellectuels : l’anti-intellectualisme (qui a pris la forme de l’ouvriérisme pendant une longue période du mouvement ouvrier français) et les demandes de prophéties fondatrices, souvent liées à des tentatives d’instrumentalisation par des acteurs politiques (demandes qui se sont traduites par des luttes sans fin autour de la définition légitime du marxisme) [3].

C’est, à l’inverse, en renforçant l’autonomie du champ intellectuel, en respectant la multiplicité des savoirs disciplinaires et des sous-espaces de production savante, en multipliant les éclairages rationnels sur des questions spécifiques au détriment de la quête d’une prophétie globale, qu’une force politique nouvelle peut espérer « rencontrer » à nouveau les « intellectuels » et, plus spécifiquement, les chercheurs en sciences sociales. Elle peut attendre de cette rencontre un surcroît de réflexivité (mieux se connaître elle-même est aussi une condition d’efficacité de son action [4]), et la production collective, progressive et modeste, d’un discours politique alternatif, articulant constats et orientations concrètes d’action, qui serait éloigné aussi bien du verbalisme d’avant-garde que de la doxa rationalisée.


[1] Cet éditorial reprend l’essentiel de l’intervention lors du débat « Qui se ressemble se rassemble », à l’initiative des animateurs de la Fédération pour une alternative sociale et écologique, La Défense, 13 décembre 2008.

[2] P. Bourdieu, Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néolibérale, Paris, Raisons d’agir, 1998.

[3] La figure de l’intellectuel organique, intégré au Parti ou au mouvement, a d’ailleurs pu s’accommoder de ces deux définitions opposées, en renonçant à l’autonomie du travail intellectuel dans l’organisation, et en recherchant une consécration temporelle par le statut politique dominant accordé à une théorie ou doctrine « fondatrice » (philosophique ou économique, en premier lieu).

[4] C’est l’une des raisons d’être d’un collectif comme Raisons d’agir d’avoir fait de la réflexivité sociologique une contribution proprement « militante ». Cf. Frédéric Lebaron, Gérard Mauger, « Éléments pour une histoire  », Cahiers de l’association Raisons d’agir, n°1, juin 2003, p.3-6. On peut en effet s’étonner que des organisations « critiques » soient, en pratique, si rétives à l’objectivation de leurs caractéristiques sociales et démographiques, des propriétés de leurs discours et de tout ce que leurs stratégies et orientations doivent à des contraintes économiques et organisationnelles.


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